Un peintre honoré à la cour du japon avait deux chats. Le premier était un gros chat roux, une brute de l’espèce, un monstre, un géant, les oreilles couturées, un œil en bandoulière, et avec cela des griffes énormes, qui, même au repos, semblaient des cimeterres. Effrayant ! Il y avait aussi une petite chatte crème, avec un museau pointu ourlé de blanc, des yeux bleus innocents, une queue de gentil écureuil.
Or, ce matin là, un ami rendait visite au peintre. Après avoir admiré ses œuvres les plus récentes, et une ancienne, le Mont Fuji Yama coiffé de neige, qu’il contemplait toujours avec délectation, il remarqua par hasard deux ouvertures, l’une grande, l’autre petite, au bas de la porte de l’atelier.
« A quoi te servent ces curieuses aérations dans ta porte? Questionna l’ami en plaisantant.
Vois-tu j’ai deux chats », expliqua le peintre, et il décrivit avec complaisance le caractère et les habitudes de ses animaux familiers.
Il conclut :
« le grand trou est pour le chat roux, le petit pour la gentille chatte siamoise.
Mais, dit l’ami en riant, ne crois-tu pas que la petite chatte pourrait aisément passer par le grand trou ?
C’est vrai ! s’exclama le peintre. Ma foi, je n’y avais jamais pensé ! »
Le maître chinois Shou-Shan (926-993) avait l‘habitude de tester ainsi ses nouveau disciples : Il levait sa canne de bambou et disait :
« O moine, si vous appelez ceci une canne de bambou, vous la fiez dans un mot, et perçoit l’invisible dans le visible, l’infini dans le fini, et dans chaque chose le Voie éternelle. Mais si vous ne l’appelez pas canne de bambou, vous allez à l’encontre du fait, vous niez la réalité, vous errez dans le monde faux de l’illusion. Ainsi vous ne pouvez ni dire quelque chose, ni ne rien dire. Alors que dites-vous, que fait vous ? Dites-le, dites-le vite ! »
Cette énigme ( co koan) n’a qu’une solution : le jaillissement d’un mot ou d’un geste, qui admette la réalité et en même temps la transcende. Placé devant un dilemme équivalent par le maître Pai-Chang, à propos d’une carafe, le moine Wei-Chan, qui devint plus tard un maître éminent, trouva d’emblée la réponse juste : il renversa la carafe d’un coup de pied.
Il était une fois un empereur, qui voulait choisir en qualité de Premier ministre le plus sage, le plus avisé de ses sujets. Après une série d’épreuves difficiles, il ne resta en lice que trois concurrents :
« Voici le dernier obstacle, l’ultime défi, leur dit-il. Vous serez enfermés dans une pièce. La porte sera munie d’une serrure compliquée et solide. Le premier qui réussira à sortir sera l’élu ! »
Deux des postulants, qui étaient fort savants, se plongèrent aussitôt dans des calculs ardus. Ils alignaient des colonnes de chiffres, traçaient des schémas embrouillés, des diagrammes hermétiques. De temps en temps, ils se levaient, examinaient la serrure d’un air pensif, et retournaient à leurs travaux en soupirant.
Le troisième, assis sur une chaise, ne faisait rien. Il méditait. Tout à coup, il se leva, alla à la porte, tourna la poignée : la porte s’ouvrit, et il s’en alla.
Trois histoires, trois récits fort différents, mais qui nous disent la même chose. La solution est là, évidente et simple. Il suffit pour la découvrir de « changer le regard ». Parce qu’il ressent vivement le contraste entre ses deux chats, le peintre avoue en souriant qu’il n’imaginait pas les faire passer par le même trou. Otage des mots, de l’articulation du langage, le moine interrogé par le maître n’ose passer outre et jeter la canne de bambou par la fenêtre. Les candidats au poste de Premier ministre se croient prisonniers, alors qu’ils sont libres, qu’ils ont toujours été libres. Image des hommes, nous dit le Zen, qui gémissent dans des chaînes imaginaires. Nous sommes libres et heureux, il suffit, pour le savoir, et le vivre, de changer notre regard.
Didier Friederich, Psychothérapeute